Réf : CAA Marseille, 11 octobre 2021, Sté SCREB, req. n°19MA02578
Nous avions déjà évoqué les marchés de substitution. L’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille nous donne l’occasion d’aborder la problématique du « décompte de résiliation » du marché initial, et de la notion de « surcoûts » mis à la charge du cocontractant responsable.
Pour rappel, conformément à une règle générale applicable aux contrats administratifs, l'acheteur public peut recourir, même dans le silence du contrat, à des marchés de substitution aux frais et risques de son cocontractant, dès lors qu’il est destiné à surmonter l'inertie, les manquements ou la mauvaise foi du cocontractant lorsqu'ils entravent l'exécution d'un marché (CE, 18 décembre 2020, Treuils et Grue Gabor »). Le marché de substitution permet à l’acheteur de conclure un marché, pour l’achèvement des travaux, et accessoirement, pour des prestations tendant à la reprise de malfaçons sur des parties du marché déjà exécutées, si ces travaux de reprise sont inclus dans le marché de substitution (il s’agit d’une faculté pour le pouvoir adjudicateur : CE, 27 avril 2021, Sté CBI, req, n°437148; voir notre précédent art. Cliquer ici).
L’entreprise dont le contrat est résilié doit être en mesure de suivre l’achèvement des travaux et les travaux de reprise dès lors qu’il est tenu de couvrir la différence entre le coût du marché de substitution et celui du marché résilié.
Ainsi, le régime du marché de substitution impose en pratique de notifier au titulaire du marché initial le nouveau marché avant le commencement des travaux, afin qu’il puisse suivre l’exécution du marché de substitution (CE, 7 mars 2005, société d’études et entreprise d’équipements, req. n° 241666) à savoir vérifier ce qui est demandé et le coût qui lui sera mis à sa charge.
Le droit du titulaire du marché initial au suivi de l’exécution du marché de substitution forme un bloc : il s’applique aux travaux des ouvrages non réalisés mais également aux prestations tendant à la reprise des ouvrages, si le pouvoir adjudicateur a choisi de les y inclure (CE, 27 avril 2021, Sté CBI, req, n°437148).
Le décompte de la résiliation du marché initial se fait donc après l’exécution du marché de substitution, plus précisément après règlement définitif du marché de substitution.
Le décompte de liquidation comprend :
a) Au débit du titulaire :
- le montant des sommes versées à titre d'avance et d'acompte (Précisons qu’il s’agit des acomptes versés au titulaire défaillant et à ses sous-traitants);
- la valeur, fixée par le marché et ses avenants éventuels, des moyens confiés au titulaire que celui-ci ne peut restituer ainsi que la valeur de reprise des moyens que le pouvoir adjudicateur cède à l'amiable au titulaire ;
- le montant des pénalités ;
- le cas échéant, le supplément des dépenses résultant de la passation d'un marché aux frais et risques du titulaire.
b) Au crédit du titulaire :
- la valeur contractuelle des travaux exécutés, y compris, s'il y a lieu, les intérêts moratoires (Précisons que si des acomptes ont été payés, cela implique de chiffrer ou de faire chiffrer le montant réel des travaux réalisés)
- le montant des rachats ou locations résultant de l'application de l'article 47.1.3 du CCAG Travaux 2009 ou de l’article 51.1.3 du CCAG Travaux 2021 ;
- le cas échéant, le montant des indemnités résultant de l'application des articles 50.2 et 50.4 (ajouté dans le CCAG travaux 2021).
D’abord, l’arrêt rapporté de la CAA de Marseille rappelle que il ne faut pas se contenter de notifier le marché de substitution, mais qu’il ne faut pas oublier de notifier, aussi, les avenants au marché de substitution, qui viendrait modifier le marché de base, et les ordres de service. A défaut, le montant des travaux prévus dans les avenants non notifiés ne pourra pas être inscrit au débit du décompte de résiliation (La méconnaissance de notifier le marché de substitution est cependant sans incidence sur les pénalités de retard ou les dommages et intérêts pour mauvaise exécution qui restent à la charge du titulaire défaillant).
Ensuite, l’arrêt donne l’occasion de rappeler que la garantie par l’entreprise du surcroît de dépenses ne vaut que dans la limite de ce qui lui est « imputable » :
« Il résulte des dispositions précitées et des règles générales applicables aux contrats administratifs que le cocontractant défaillant doit être mis à même de suivre l'exécution du marché de substitution ainsi conclu afin de lui permettre de veiller à la sauvegarde de ses intérêts, les montants découlant des surcoûts supportés par le maître d'ouvrage en raison de l'achèvement des travaux par un nouvel entrepreneur étant à sa charge ».
Ainsi, sont couramment compris dans les « surcoûts en raison de l’achèvement des travaux » :
- les surcoûts des travaux d’achèvement réalisés et des travaux de reprise (y compris de démolition),
- les surcoût induits des avenants qu’il a fallu conclure avec le maître d’œuvre, mais pour les seules prestations exclues du marché de MOE de base, et exposées en raison de la résiliation du marché initial (attention : la durée du décalage de la mission n’équivaut pas au montant du surcoût des prestations du MOE sur cette durée ; l’allongement des délais de réalisation des travaux peut avoir d’autres causes directes que celles résultant de la défaillance du titulaire : il peut s’agir des retards d’exécution imputables au nouvel entrepreneur, ou à des lots tiers.)
- les frais d’huissier, intervenu pour réaliser les constats, dont l’intervention est considéré comme utile à la mise en œuvre de la procédure de résiliation et du marché de substitution.
En revanche, ne sont pas compris, les surcoûts en raison de la mobilisation du personnel du maître d’ouvrage qui s’est consacré à la passation du marché de substitution (nombre d’heures consacrée à la procédure de résiliation et mise au point du marché de substitution X coût horaire). La Cour considère que ces charges ne constituent pas des surcoûts supportés par le maitre d’ouvrage en raison de l’achèvement des travaux, ni même un préjudice indemnisable.
La mise en œuvre d’un projet de construction nécessite la mobilisation des ressources humaines de la collectivité : Services techniques, réunion publique avec les riverains, coordination des corps de métiers, services marchés, direction des affaires juridiques…. futurs utilisateurs, pour la gestion du projet, la définition des besoins.
Mais, si un tel projet vient à être interrompu, reporté, voire modifié, en raison des manquements d’un cocontractant, la collectivité qui a porté le projet estimera que le coût correspondant aux ressources internes mobilisées pour gérer les manquements contractuelles et en limiter les conséquences (techniciens chargés de trouver des solutions de remplacement, juristes, passation de marché de substitution, coordination de l’entreprise chargée de reprendre des travaux avec les autres lots) peut être considéré comme une dépense consécutive à raison de l’achèvement des travaux, directement imputable au titulaire défaillant, qui doit être indemnisée par le cocontractant responsable.
Certes, ces coûts ne font pas partie des items à mettre au débit du décompte de résiliation visés par les CCAG, puisque précisément le CCAG vise « le suppléments » des dépenses.
L’indemnisation des coûts fixes de personnel interne pose donc une difficulté de principe, dès lors que ces coûts de rémunération des agents de la collectivité constituent des charges fixes pour la collectivité, et non des « surcoûts ».
Il y aurait davantage matière à discussion, sur la question de leur prise en charge, au titre de « préjudice ».
En effet, selon les principes de la responsabilité contractuelle et notamment le principe de la réparation intégrale, l’indemnisation des préjudices vise à replacer la victime dans la situation qu’elle aurait connue en l’absence de dommage, sans qu’il en résulte pour elle ni perte ni profit.
En considérant que ces coûts ne constituent pas un « préjudice indemnisable », la Cour a alors estimé que ces coûts de rémunération des agents auraient été supportés même en l’absence de défaillance dans la réalisation des travaux, c’est-à-dire si le projet avait été mené à terme avec succès avec le cocontractant initial, puisque les agents auraient été rémunérés de la même façon.
Cependant, en l’absence de faute du cocontractant, le travail réalisé par les agents rémunérés auraient, en principe, apporté une contrepartie bénéfique à la collectivité : ils se seraient consacrés à l’accomplissement des tâches administratives habituelles ou à d’autres tâches. A cause de la défaillance du titulaire, certaines activités n’ont pas été réalisées, et la collectivité n’a pas perçu la contrepartie attendue de la rémunération versée aux agents mobilisés. Il faudrait alors pouvoir le démontrer… ce qui n’est pas chose aisée.
Pourraient-ils l’être au titre d’une responsabilité délictuelle (extracontractuelle) ?
La problématique est délicate parce qu’il faut démontrer un « préjudice ». Et comme précédemment, dès lors que les coûts sont fixes, il n’y a pas de surcoûts, ni préjudice.
Notons toutefois que du côté du juge judiciaire, la Cour de Cassation a accueilli l’indemnisation des coûts fixes de personnel interne d’une entreprise, chargée de gérer les contentieux occasionnés, en matière de responsabilité extracontractuelle.
C. Cass, Com., 12 avril 2016, 14-29.483
« L’obligation pour le gérant de se consacrer à la gestion de procédures contentieuses au détriment des autres tâches de gestion et de développement de sa société crée nécessairement un préjudice à cette dernière dont le développement pâtit de cette situation; qu'en rejetant tout préjudice au titre de l'implication du gérant dans le traitement des procédures contentieuses qui ont monopolisé le temps et l'énergie du gérant, la Cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil (aujourd’hui art. 1240 C. Civ.). »
En théorie, la mobilisation du personnel interne dans toutes les situations dommageables, devrait pouvoir trouver indemnisation, dans la mesure où le demandeur pourrait prouver qu’en l’absence de dommage, la mobilisation du personnel aurait bien été réalisée en faveur des « autres tâches de gestion pour la collectivité », tâches qui lui ont manqué pour réaliser d’autres projets, ou pour le développement d’activités d’intérêt général…». Force est de considérer que cette démonstration sera difficile à apporter.
Et à supposer qu’elle le soit, en pratique, le chiffrage de l’indemnisation du préjudice causé par la mobilisation du personnel posera encore d’autres difficultés sérieuses : Comment calculer le montant de l’indemnisation ? approche par les coûts (rémunération + charges) ou par les gains non réalisés (ex. report de mise en service d’un service public qui était générateur de recettes…) ? justification du temps de mobilisation, prise en compte des coûts directs ou des coûts induits ?… De longs débats avec recours à des experts.